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Quand la haine de l’autre arrive en tête aux élections, organisons des banquets pour échapper aux entre-soi

Libération, 11 juin 2024 

 

Des millions de personnes contestent. Séparément donc impuissantes. Les grèves ouvrières sont permanentes. Ces grévistes ne rejoignent pas les personnels de l’éducation qui enragent ; ni les uns ni les autres n’aident les locataires expulsés, qui ne côtoient pas les étudiants de Science-Po horrifiés par l’enfer à Gaza ; peu d’entre eux sont à Sainte-Soline ou secourent les migrants ; et combien rencontrent les jeunes des quartiers qui refusent les violences continuelles du racisme systémique ? Chacun sa cause. Chacun sa défaite.

Crédit photo : David Richard


Il ne faut pas que cette France-là reste la France. Un pays qui vote RN à ce point et cela semble normal. Un pays où la haine des autres (surtout s’ils sont prétendument musulmans, ou roms ou en exil des Sud) a été légitimée, avec la loi asile-immigration et à longueur d’ondes, tant sont surmédiatisés les faits divers dès qu’un nom arabe, africain ou rom apparaît.

 

Quand existaient encore des collectifs de travail, les jeunes, les travailleurs immigrés ou racisés, étaient perçus comme des semblables. À présent, avec l’intensification des tâches, des concurrences, c’est chacun seul. Chacun sa peine, ses soucis et cauchemars. Chacun s’emploie à sauver sa peau et redoute les plus proches qu’il fantasme rivaux, mais ne connaît pas.

 

En monde rural pauvre, il n’y a plus ni services publics ni bistrots. Les clubs de sport s’écroulent. Les «entre-soi» ruraux s’effondrent et avec eux, l’estime de soi qu’ils nourrissaient. La seule «identité positive» qui reste est nationale : « être Français ».

 

Hier, les employés et les ouvriers, en travaillant dur, espéraient s’en tirer. L’ascenseur social a été brisé. Pour eux-mêmes, smicardisés. Pour leurs enfants, avec Parcoursup et la paupérisation de l’Éducation nationale. La chute sociale, tout le monde la redoute. Alors, voter RN, voter pour un ordre d’hier imaginaire restaure l’idée de sa respectabilité, aide à se démarquer des « plus bas que soi », précaires et souvent immigrés. Plus se rapproche la condition de celles et ceux qui ne s’en sortent pas, plus on se rehausse en affichant qu’on n’est pas comme eux. 

 

Il ne faut pas que cette France-là reste la France. Les restructurations d’entreprise, les expulsions locatives, y sont légion. Le productivisme ravage le vivant, le ciel, la terre. Du racisme partout : à l’embauche, dans les refus de louer, les violences policières, les garde-à-vue infondées où les jeunes racisés sont humiliés. Des violences sexistes et LGBTphobes, partout.

 

Tout va continuer. Sauf à démolir le chacun seul.

 

À Molenbeek en 2016, musulmans et catholiques ont organisé un Ftour géant, un banquet de fin de Ramadan d’où 600 personnes diverses sont sorties prêtes à s’entraider. Nous avons besoin de ces Banquets pour toustes. Cet été, on les lance. Et d’abord à Nanterre, où Nahel fut tué.

 

Nous avons besoin d’échapper aux entre-soi ; quitter nos lieux et certitudes, leurs angles morts. 

 

Au milieu des tours HLM où les jeunes rient et jouent, dans les squares, les villages de Haute-Saône, de Nièvre, dans les locaux syndicaux, les facs, devant France Travail, il faut un mouvement perpétuel de Banquets pour toustes. Et qu’enfin se voient et se connaissent là - car ils et elles ne se voient pas, ne se connaissent pas - des juifs et des arabes qui refusent l’enfer à Gaza, des mères racisées ou immigrées et des avocats, des personnes trans ou LGBTQIA, de vieux pères de famille picards et des féministes, des salariés dans la chimie, des paysans et des activistes des Soulèvements de la Terre, des femmes de ménages d’Ibis et des startuppers, des roms, des ouvrières d’usine, etc. Mais aussi des voisins qui s’ignorent, se regardent mal. À ces Banquets pour toustes, nul ne perdra en identité. Chacune, chacun, âges et couleurs mêlés, racontera comment il tient, ce qu’elle croit, ce qu’il affronte, l’avenir brouillé qu’elle pressent, ce qu’il ne supporte plus, ses moments où la vie se disloque, et les élans qui aussi reviennent, les entrains, les désirs, le silence imposé aux rages, et cette colère rentrée, ce sentiment intenable d’injustice, qui donnent envie de pleurer ou de cogner mais qui, où ? Dans le mélange des tajines, des baklavas, thés, Ricard, barbecues végan ou pas, les damnés de la France y gagneront en écoute et reconnaissance ; les plus proches et les porteurs d’identités distantes, c’est-à-dire d’histoires sociales éloignées, ne seront plus fantasmés comme des dangers. Celles et ceux qui sont renvoyés au silence, enfin seront entendus et leur mémoire conservée ; c’était le projet des Cahiers de Mai de 1969 à 1974.

Des solidarités peut-être en découleront : coups de main, prêts d'outils, des affections improbables, des aides juridiques, médicales. On s’y engueulera mais c’est déjà se parler. On y fêtera les anniv’ de ceux qui les fêtent seuls depuis longtemps. Et si ces Banquets se répètent, et si ceux qui votent Le Pen et ceux qui s’y opposent partagent des verres, leurs expériences, en sortiront des diagnostics communs sur ce qui casse nos vies, de nouvelles visions des divisions du monde social, pas patriotiques, ni patriarcales, ni ethno-raciales. C’est possible : sur des ronds-points de gilets jaunes, parfois ce fut le cas.

 

Pierre Arrabie-Aubies (psychologue), Fatiha Attalah (juriste), Soulef Ayad-Bergounioux (historienne), Johanna-Soraya Benamrouche (féministe), Fatima Benomar (féministe), Pierre Bergounioux (écrivain), Dominique Cabrera (cinéaste), Patrick Chamoiseau (écrivain), Christian de Montlibert (sociologue), Awatef El Attar (architecte), Didier Fassin (anthropologue), Éric Fassin (sociologue), Bruno Gaccio (auteur), Robert Guediguian (cinéaste), Magda Jouini (militante Front des mères des quartiers populaires), Mornia Labssi (inspectrice du travail), Olivier Lecour Grandmaison (historien), Danièle Lochak (professeure de droit public), Dominique Manotti (écrivain), Nicolas Matthieu (écrivain), Caroline Mecary (avocate), Arnaud Muyssen (médecin hospitalier), Willy Pelletier (sociologue),Tassadit Yacine (anthropologue)

 

Premiers Banquet : 15 juin, 16h, 2 résidence des Tulipes, Nanterre

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