Olivier Le Cour Grandmaison
Soixante ans après les massacres du 17 octobre 1961, il est a priori singulier d’avoir à en rappeler les causes et les conséquences, les responsables et les diverses raisons qui ont longtemps favorisé l’occultation et l’oubli de ce crime d’État. Au courage de certains hier a succédé ce que certains nomment désormais prudence ; elle n’est que le masque politiquement présentable de leur commune couardise et de leur trahison de la parole donnée ou de publications passées.
À la mémoire de Mouloud Aounit, Nicole Dreyfus, Jean-Luc Einaudi et Olivier Revault d’Allonnes
Brèves remarques[1]
Soixante ans après les massacres du 17 octobre 1961, il est a priori singulier d’avoir à en rappeler les causes et les conséquences, les responsables et les diverses raisons qui ont longtemps favorisé l’occultation et l’oubli de ce crime d’État.
Une telle situation éclaire d’un jour singulier la façon dont ce dernier a tout d’abord été oblitéré par le déni et le mensonge immédiatement forgé par les pouvoirs publics pour répondre aux accusations dévastatrices formulées par certains contemporains, puis minimisé ensuite par diverses stratégies discursives caractérisées par l’euphémisation et la pusillanimité des autorités françaises et des principales formations politiques.
Assez classique situation, en vérité, lorsque l’État commet ce type de crimes où se conjoignent des dispositions et des pratiques racistes, et des « méthodes de terreur de masse » ; toutes violant de façon radicale les principes démocratiques dont cet État se réclame. D’abord « instaurées à Alger par le général Massu et les colonels Godard et Trinquier », ces méthodes « ont été transplantées à Paris » par « les tortionnaires de M. Papon. »
« La Seine » en témoigne puisqu’elle « charrie des noyés qui évoquent les noyés de la baie d’Alger, les “crevettes du colonel Bigeard”. »
Impossible de ne pas mentionner également les rafles réalisées par les forces de l’ordre et le « Palais des sports », où des milliers de manifestants ont été retenus dans des conditions atroces et tués parfois à « coups de crosse », ils rappellent le « “Vel d’hiv” de 1942. Les Algériens ont été traqués comme des bêtes, et la chasse au faciès a remplacé la recherche de la circoncision. » De même au Parc des Expositions où les interpellés ont été « accueillis » par les policiers à « coups de matraque » et « de nerf de bœuf », puis longtemps laissés sans soin ni nourriture. Identifiés comme des « meneurs », parce qu’ils ont cherché à « faire des discours », certains ont été exécutés sommairement, reconnaissent des fonctionnaires de police.
Analyses et jugements rétrospectifs que grèvent une indigne indignation, des approximations, des termes excessifs et une comparaison que certains jugeront scandaleuse ? Nullement. Ces différentes citations sont extraites du numéro de Vérité. Liberté paru au mois de novembre 1961.
Assez brève, – huit pages-, cette publication n’en est pas moins un document toujours exceptionnel par la diversité, la densité et la précision des informations qu’elle contient. On y apprend beaucoup sur ces massacres, sur les connaissances qu’en avaient celles et ceux qui ont participé d’une façon ou d’une autre à la rédaction des contributions réunies, et sur les analyses qu’ils ont élaborées pour rendre compte de ce qu’ils savaient être des événements particulièrement meurtriers.
À la suite de témoignages nombreux, détaillés et circonstanciés, et d’articles très documentés sur ce qu’il s’est passé en divers lieux de la capitale, on découvre dans ce même numéro des « Remarques finales » rédigées par l’historien Pierre Vidal-Naquet. Membre du comité de rédaction, il constate que si les violences commises par la police en ce mois d’octobre ne sont pas nouvelles, elles se caractérisent néanmoins par leur « ampleur ». Aussi n’hésite-t-il pas à les qualifier de « massacre » en rappelant que depuis « l’été 1961 », il « est à peu près certain que plusieurs centaines d’Algériens ont disparu dans la région parisienne. »
De son côté, la revue Les Temps modernes, saisie pour avoir publié un article mettant en cause les « procédés de M. Papon », note : « Pogrom : le mot, jusqu’ici, ne se traduisait pas en français. Par la grâce du préfet Papon, sous la Cinquième République, cette lacune est comblée : née à Alger, la “ratonnade” s’installe » dans la capitale. Intitulé « La Bataille de Paris », le même article dénonce les « raids de harkis », le « lynchage organisé » des Algériens et, le 17 octobre, les « flics » lâchés comme des « chiens pour la curée » par « le préfet qui ordonne, le ministre qui autorise » et le « gouvernement qui couvre l’ignoble déchaînement du racisme.»[2]
Ce racisme que stigmatise aussi l’« Appel au peuple français » rédigé par la Fédération de France du FLN, en date du 18 octobre.
À preuve, le « couvre-feu spécial » imposé depuis le 5 octobre aux seuls Algériens par Maurice Papon, qui « se prépare à une nouvelle bataille d’Alger », les « ratissages monstres » et « l’effusion du sang »[3] des manifestants. Enfin, pour souligner plus encore le caractère scandaleux des massacres, Paul Thibaud note : « sur les manifestations, sur le caractère massif, sur le calme, la dignité, la “non-violence” des participants, on a tout dit. »
Point de vue minoritaire et partisan ? Il n’en est rien. Pour beaucoup, c’est une évidence étayée sur des faits observés par de nombreux journalistes travaillant pour des quotidiens très divers. En attestent les lignes suivantes : « De L’Humanité au Figaro, du Monde à France-Soir, » tous le « confirment : les manifestants étaient disciplinés, pacifiques, ils se laissaient arrêter sans résistance ; (…) aucune arme ne fut trouvée sur les Algériens.» [4]
Relativement au mensonge d’État très vite élaboré par les autorités publiques, n’oublions pas la très docile majorité du conseil municipal de Paris.
Elle apporte une contribution remarquable et significative à cette opération en votant « une motion de félicitations à la police. » Soutenir et absoudre les forces de l’ordre, et participer ainsi à la négation des crimes commis pour mieux défendre Maurice Papon, le pouvoir en place et les moyens mis en œuvre pour combattre les nationalistes algériens et les nombreux « immigré-e-s » qui ont manifesté, tels sont les objectifs de ce texte. Il est également une fin de non-recevoir adressée à celles et ceux qui exigent que toute la lumière soit faite.
Rappelons aussi la suggestion et les propos de l’un des membres UNR de ce conseil municipal, Alex Moscovitch[5], qui se déclare favorable au « rembarquement de tous les Algériens. » Après les rafles, les exécutions sommaires et les noyades, les expulsions collectives doivent permettre de poursuivre la lutte contre les militants du FLN et ceux qui les soutiennent. Le 27 octobre, alors que Claude Bourdet, directeur de France Observateur, demande aux élus de la capitale la mise en place d’une commission d’enquête, le même fait cette réponse publique: « Quant au problème de couler les bateaux, ce n’est pas du ressort du conseil municipal. » Voilà qui en dit long sur l’état d’esprit pogromiste de certains et sur l’impunité remarquable dont ils jouissent dans le champ politique. En effet, l’auteur de cette répartie a tranquillement poursuivi sa carrière dans l’institution parisienne comme au sein de son organisation, l’Union pour la nouvelle République (UNR) fondée en octobre 1958 pour soutenir l’action du général de Gaulle.
Longuement cités à dessein pour ne pas laisser croire qu’il s’agit de textes mineurs rédigés par des auteurs marginaux et obscurs, les différents articles mentionnés permettent d’établir ceci : en dépit de la censure, des intimidations et des menaces, les contemporains, qui souhaitaient s’informer sur les agissements des fonctionnaires de police, le rôle de Maurice Papon et l’ampleur des violences extrêmes employées avant, pendant et parfois après les rassemblements du 17 octobre 1961, ont réussi à obtenir des informations nombreuses et fiables leur permettant de brosser un tableau déjà fort précis de la situation.
Grâce à des « témoignages », à des « dossiers » et à des « photos, atroces et accablants », ils ont pris la mesure du « terrorisme policier » à l’œuvre – l’expression est de Pierre Vidal-Naquet - et de ses conséquences catastrophiques pour les Algériens. Aussi, après avoir vérifié nombre de faits portés à leur connaissances, n’ont-ils pas hésité à les qualifier de « crime » et de « massacre », et souhaité, en vain, que leurs auteurs, le préfet et le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, soient jugés. Le premier par une « cour d’assises », le second par la « haute cour. » [6]
À cela s’ajoutent d’autres témoignages, multiples, précis et circonstanciés rassemblés par Paulette Péju dans ses ouvrages publiés la même année grâce au courage et à l’engagement de François Maspero. Les Harkis à Paris et Ratonnades à Paris[7] permettent d’établir eux aussi que la torture fut communément pratiquée à l’encontre des « Français Musulmans d’Algérie » arrêtés et suspectés d’appartenir au FLN ou de le soutenir.
De même le recours aux exécutions sommaires et aux disparitions forcées. Pratiques et crimes racistes, assurément, car à l’époque, « l’Algérien », qu’il réside dans l’Hexagone ou de l’autre côté de la Méditerranée, est plus que jamais le « raton » ou le « bicot » jugé particulièrement menaçant puisqu’il est désormais réputé « terroriste » et incarner ce faisant une menace existentielle pour l’intégrité et la stabilité du pays. « Felouze » donc, disent avec mépris les militaires, notamment, ce qui justifie à leurs yeux, comme à ceux de nombreux contemporains d’alors, les traitements et les dispositions d’exception que l’on sait.
Crime et racisme d’Etat aussi eu égard aux différents responsables sous l’autorité desquels ce crime fut commis et au fonctionnement particulier des institutions de la Cinquième République en de telles circonstances. Crime contre l’humanité enfin, précise l’avocate et regrettée Nicole Dreyfus, puisque les actes perpétrés dans la capitale en ce mois d’octobre 1961 ont été préparés puis mis en œuvre par la préfecture de police avec l’aval du gouvernement. Conformément à la lettre et à l’esprit de l’article 212-1 du Code pénal, qui définit ce type de crime, il s’agit bien d’un plan concerté exécuté pour des motifs politiques et raciaux à l’encontre de civils, victimes de tortures, d’exécutions sommaires et de disparitions forcées[8].
Pour celles et ceux que nous avons cités, il ne fait aucun doute que Maurice Papon a été, au cours de cette période, constamment soutenu et qu’il a conduit sa « bataille de Paris » avec l’accord du gouvernement puisque sa mission n’était pas seulement de « tenir la capitale ». Au-delà de cet objectif majeur, il s’agissait aussi de « frapper fort et juste » pour « ébranle[r] sérieusement l'organisation rebelle » et « la démanteler »[9] peu à peu, affirmait le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, le vendredi 13 octobre 1961 lors d’un débat à l’Assemblée nationale.
De là le recours, à Paris et dans la région parisienne considérés comme un second front essentiel, aux méthodes de la guerre contre-révolutionnaire développées et mises en œuvre en Algérie par des officiers supérieurs bien connus. Sur un point important, le confirme également une note du 5 septembre 1961 signée par Maurice Papon puis adressée au directeur du service de coordination des affaires algériennes et au directeur de la police municipale. On y découvre un ordre formulé d’autant plus explicitement que cette note devait rester confidentielle. « Les membres des groupes de choc [du FLN], est-il écrit, surpris en flagrant crime devront être abattus sur place par les forces de l’ordre. »[10] Lumineux et terrible, assurément. En ces circonstances donc, pas de prisonniers.
Conseiller d’Etat, chargé par Jean-Pierre Chevènement d’un rapport publié en 1998 sur les archives de la Préfecture de police et les “événements” du 17 octobre 1961, Dieudonné Mandelkern, qui reproduit cette note, ne fait aucun commentaire sur son caractère pour le moins exorbitant et contraire aux dispositions applicables aux conflits interétatiques. Relativement au général de Gaulle, à qui l’on prête ces propos au sujet de la journée du 17 octobre : « regrettable mais secondaire », sa responsabilité politique est bien sûr engagée puisqu’il a couvert son premier ministre, tous les acteurs des massacres et la version officielle des « événements » élaborée par les autorités puis diffusée par des medias au service du pouvoir.
Pour les rédacteurs de Vérité-Liberté et des Temps modernes, entre autres, l’importation en métropole des techniques de la guerre conduite en Algérie est d’évidence en raison des nombreux éléments factuels en leur possession. À plusieurs reprises, tous soulignent que, des deux côtés de la Méditerranée, des moyens non conventionnels, constitutifs d’un terrorisme d’État, ont été employés pour briser le FLN, atteindre ses militants et les Algériens qui, d’une façon ou d’une autre, soutenaient l’organisation nationaliste.
Dans ce contexte marqué par une extrême violence politique, verbale et physique, et par la stigmatisation des Français-e-s qui, en métropole et parfois au péril de leur liberté, militaient pour l’indépendance de l’Algérie, s’opposaient à la guerre et au récit officiel des pouvoirs publics relayé par une Radiodiffusion-télévision française (RTF) aux ordres[11], l’ensemble témoigne d’une remarquable « volonté de savoir » que soutient le « courage de la vérité » (Michel Foucault).
Recherchée avec obstination, cette vérité fut rapportée puis analysée sans fard dans diverses publications et ouvrages importants rapidement publiés.
À l’adresse de certains, qui prétendent détenir aujourd’hui le monopole de la scientificité en raison de leur neutralité politique supposée, ajoutons que ces engagements militants ne s’opposaient ni à cette volonté, ni à ce courage sans lequel la première n’aurait pu persévérer. Mieux, l’une et l’autre, comme « l’éthique de la conviction » et la fidélité à un certain nombre de principes, démocratiques notamment, ont été au fondement de cette quête. « Volonté de savoir », assurément, et volonté de faire savoir, autant que faire se peut, compte tenu des circonstances et de la censure.
De cela témoigne aussi l’inscription, réalisée à la peinture sur le muret d’un quai de Seine à proximité de la Préfecture de police par Jean-Michel Mension[12] (Alexis Violet) et Jean-Marie Binoche : « Ici on noie les Algériens », destinée à informer les Parisiens des méthodes employées par les forces de l’ordre.
Des années après, plusieurs livres[13] ont considérablement enrichi notre connaissance des massacres d’octobre 1961 et confirmé l’essentiel des faits mis au jour par les personnes mobilisées alors. En attestent, par exemple, l’ampleur des arrestations estimées par certain-e-s historien-ne-s et une publication officielle - plus de 14000 soit presque une personne sur deux, selon le rapport déjà mentionné de Dieudonné Mandelkern. Le terme de rafles employé à l’époque est donc parfaitement adéquat.
Confirmation aussi du nombre des morts, plusieurs centaines[14]. Cela n’empêche nullement des contemporains, des responsables politiques de gauche, un président de la République, François Hollande, certains historiens et conseillers, et historiens devenus conseillers de plusieurs chefs d’Etat, d’user encore de formules controuvées pour ne pas employer les termes précités de « massacres », de « crime » et de « terreur d’État ».
Tous pensent, sans doute, et cherchent à faire croire en tout cas qu’ils sont amis de la modération et de l’objectivité lors même qu’ils se plient à la doxa mémorielle aujourd’hui dominante et qu’ils infirment les analyses de ceux – Pierre Vidal-Naquet en particulier – dont ils prétendent s’inspirer. Les références appuyées à cet historien ne sont que parades académiques trompeuses car les premières n’engagent à rien. Fidélités superficielles, reniements essentiels.
Au courage de certain-e-s hier a succédé ce que souvent les mêmes nomment désormais prudence ; elle n’est que le masque politiquement présentable de leur commune couardise et, parfois, de leur trahison de la parole donnée ou de publications passées. Obnubilés par la gestion de leur capital électoral et/ou social, et parfois fort soucieux de ne pas compromettre leurs entrées en haut lieu, ils se plient à l’opinion publique et plus encore à aux desiderata des majorités et des présidents en place.
Quant au très consensuel « devoir de mémoire », que tous défendent, il est depuis longtemps au service du renoncement puisqu’il permet d’éviter de se prononcer de façon précise sur la qualification juridique et politique des faits. Commémorer a minima pour se soustraire à une reconnaissance pleine et entière, telle est la position de cette cohorte hétéroclite, pusillanime et cauteleuse qui réunit des amoureux prétendus de Clio, de nombreux représentants de diverses gauches politiques et de l’actuelle majorité présidentielle. Classique tactique politique qui consiste à accorder un peu pour ne rien concéder sur le fond.
De cela témoignent les cérémonies officielles, entre autres, organisées chaque année par la Mairie de Paris au Pont Saint-Michel, et les discours convenus des personnalités présentes. A grand renfort de formules rebattues et de mots fourre-tout : « tragédie, drame, pages sombres de notre histoire, etc…, » toutes prennent garde à ne pas mettre en cause l’État et la République devenus criminels. Puissance de la mythologie nationale-républicaine et du conformisme veule qu’elle favorise.
Relativement à l’extrême-droite et à la droite de gouvernement, toutes persévèrent dans la dénégation ; nul ne saurait s’en étonner. Sinistrement fidèles à leur mythologie partisane et nationale, elles entretiennent toujours les représentations convenues forgées sous la Troisième République selon lesquelles la colonisation française n’aurait eu d’autres fins que d’apporter la civilisation aux peuples et aux « races » qui jusque-là en ignoraient les bienfaits. À preuve, le vote de la loi 23 février 2005[15]. Au mépris des principes démocratiques élémentaires, qui devraient interdire toute incursion des autorités publiques dans l’écriture de l’histoire afin d’en fixer le sens, cette législation officialise une interprétation apologétique de « l’aventure coloniale », en Algérie notamment.
Double exception, en vérité, puisque la France est également la seule ancienne puissance coloniale à s’être engagée dans cette voie par la « grâce » d’une majorité revancharde et toujours plus complaisante à l’endroit du Front national hier et de son successeur aujourd’hui. De facto, sur ces sujets, notamment, l’une et l’autre défendent désormais des positions similaires avec la caution d’un chœur nombreux et bruyant où se retrouvent d’importantes personnalités de la droite gouvernementale, quelques académiciens comme Max Gallo, des historiens, des philo-idéologues, et des bateleurs médiatiques influents et vociférants[16].
De là aussi, leur critique systématique de toute reconnaissance. À chaque fois que cette question surgit dans l’actualité politique, tous s’y opposent en mobilisant des arguments démagogiques et trompeurs destinés à vanter ce qu’ils osent encore nommer « l’œuvre » et la « grandeur » de la France, et les « aspects positifs » de la colonisation. Banale mais efficace écholalie.
Au mieux, elle prospère sur l’euphémisation des faits, au pire sur leur dénégation pour mieux courtiser l’électorat que l’extrême-droite et la droite se disputent toujours plus âprement. S’y ajoutent la dénonciation pavlovienne d’une prétendue « repentance », forgée pour les besoins de leur mauvaise cause, la critique du « communautarisme », dont sont accusés les premiers concernés qui militent pour la reconnaissance des massacres du 17 octobre 1961, et la stigmatisation de la « surenchère victimaire » imputée aux mêmes.
Eu égard aux commémorations qui s’annoncent en 2021 comme en 2022, lors du soixantième anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie, nul doute que les représentant-e-s de ces organisations vont, dans un contexte politique particulièrement important en raison de la proximité des élections présidentielles, donner de la voix et s’opposer plus que jamais à tout changement.
De son côté, le parti socialiste et François Hollande, élu chef de l’État en 2012, s’en tiennent à une formule très en-deçà des termes requis pour nommer de façon précise ce qui a été perpétré en ce mois d’octobre 1961. En atteste ce communiqué de l’Élysée du 17 octobre 2012. Après avoir qualifié les événements de « sanglante répression », il est précisé que « la République » les « reconnaît avec lucidité ».
Bricolage politique et rédactionnel, et tour de passe-passe rhétorique élaborés par des communicants soucieux, comme leur maître, de ménager les droites parlementaires tout en feignant de satisfaire celles et ceux qui, depuis fort longtemps, sont mobilisés pour exiger la reconnaissance claire et précise de ces massacres. S’y ajoute une formule remarquablement contradictoire. En effet, la « lucidité », revendiquée de façon abusive pour faire croire à une décision courageuse conforme aux promesses électorales faites antérieurement, aurait dû conduire à identifier les auteurs : Maurice Papon, et, au-delà de ce fonctionnaire, l’Etat qui est à la fois responsable et coupable de ces faits. Ceux-là mêmes qui échappent toujours à la seule qualification adéquate : celle de crime.
Une fois encore, ce communiqué élyséen témoigne de tergiversations et d’une couardise politico-langagières parées des atours de la raison et de la modération. Et bénéfice ultime de ces circonvolutions discursives destinées à préserver aussi le mythe d’une République immaculée parce que toujours fidèle à ses principes[17] : présenter implicitement les héritiers de l’immigration coloniale et postcoloniale qui continuent de manifester, et ceux qui soutiennent leurs revendications, comme des « radicaux » irresponsables à l’origine d’une « guerre des mémoires » susceptible de porter gravement atteinte à l’unité nationale.
Pour plusieurs autres organisations des gauches politiques, syndicales et associatives, à quelques exceptions près, la question de la reconnaissance des massacres du 17 octobre 1961 est rarement mise à l’agenda politique national et, trop souvent hélas, ces organisations se mobilisent fort peu pour faire progresser le dossier, selon l’expression consacrée.
Quant au Parti socialiste, à ce qu’il en reste du moins, il s’en tient toujours, à la veille du soixantième anniversaire, à la version officielle de l’ancien président de la République, François Hollande, et s’abstient de signer l’appel unitaire pourtant soutenu par un nombre important de formations politiques, de syndicats et d’associations. Sinistre persistance dans le refus de prendre en compte l’histoire singulière et les revendications légitimes de millions de Français et d’Algériens vivant dans l’Hexagone dont l’histoire personnelle et familiale a été affectée de façon durable, et parfois dramatiquement bouleversée, par les événements que l’on sait.
Que fera l’actuel occupant de l’Élysée, Emmanuel Macron, qui, plus souvent qu’à son tour, a flatté et continue de flatter les électeurs du centre, de droite voire d’extrême-droite en tressant hier les louanges de Philippe de Villiers, qui préside aux destinées du barnum pseudo-historique du Puy-du-Fou, puis en mobilisant son obligé, le très réactionnaire et très opportuniste ministre de l’Intérieur ?
Difficile de le prédire quand bien même un « geste fort » est attendu aux dires de certains qui prétendent avoir l’oreille du chef de l’État. Soit. Mais en dépit de cette formule communément employée, l’expérience prouve trop souvent que les actes effectivement réalisés ne sont « forts » que dans la rhétorique officielle des communicants au service du pouvoir et des béni-oui-oui de la majorité en place.
Enfin, le refus de transférer Gisèle Halimi au Panthéon et le choix de Joséphine Baker, en lieu et place de celle qui fut l’avocate de militant-e-s du FLN et de Djamila Boupacha, torturée et violée à de nombreuses reprises par des militaires français, confirme, une fois de plus, les concessions faites par le Chef de l’État aux forces politiques et aux courants d’opinion les plus réactionnaires et les plus hostiles à toute reconnaissance des crimes coloniaux commis par la République.
Parfois mobilisés depuis plus de trente ans, les héritier-e-s de l’immigration coloniale et postcoloniale, et aujourd’hui plus d’une centaine de partis politiques, de syndicats et d’associations signataires de l’appel du « Collectif unitaire 17 octobre 1961 », exigent que les crimes d’État commis à l’époque soient enfin reconnus, les archives relatives à ces derniers ouvertes au plus grand nombre et un véritable lieu de mémoire érigé dans la capitale afin que nul n’ignore les torts insignes subis par celles et ceux qui, au péril de leur vie et de leur liberté, ont courageusement manifesté pour défendre leur dignité et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Monsieur le président, vous prétendez incarner une politique « disruptive » et, comme le répète votre docile porte-parole, Gabriel Attal, qui use et abuse d’expressions convenues et creuses, vous affirmez vouloir « regarder l’histoire en face » ; prouvez-le !
Faites droit à ces revendications et mettez fin à soixante ans de discriminations mémorielles et commémorielles inacceptables, et à des décennies de tergiversations indignes des pouvoirs publics et de nombreuses formations politiques. Ces mêmes discriminations qui s’ajoutent à toutes celles, systémiques, subies par les habitant-e-s des quartiers populaires soumis, qui plus est, à de très nombreuses violences policières, souvent meurtrières et à des contrôles au faciès qui portent atteinte à l’égalité, à leur liberté et à un droit fondamental : celui d’aller et de venir.
Entendez, enfin, celles et ceux qui, avec une patience et une persévérance remarquables se réunissent tous les ans au pont Saint-Michel à Paris et dans de nombreuses villes en région pour lutter contre l’oubli et les dénégations multiples, et pour soutenir une telle reconnaissance.
Olivier Le Cour Grandmaison, universitaire. Derniers ouvrages parus : « Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, La Découverte, 2019 et, avec O. Slaouti, (dir.), Racismes de France, La Découverte, 2020.
[1]. Une première version de cet article est parue dans la revue algérienne Naqd, « 17 octobre 1961. Entre histoire et mémoire », 2021/2, (Hors-série 6), pp. 21-32. L’ensemble des articles peut être consulté grâce au lien suivant : http://www.cairn.info/revue-naqd.htm
[2]. Vérité. Liberté, n°13, novembre 61, p. 1 et 7. L’article des Temps modernes a été reproduit dans ce même numéro. Il comprend également une déclaration très importante d’un « groupe de policiers républicains » communiquée « à l’ensemble de la presse parisienne. » En dépit d’inexactitudes manifestes relevées par la rédaction de Vérité-Liberté, celle-ci a néanmoins estimé nécessaire de publier cette déclaration qui documente et dénonce des violences, des tortures, des exécutions sommaires et des disparitions forcées commises par les forces de l’ordre, et corroborées par d’autres sources dignes de foi. Avec Robert Barrat, Jacques Panijel et Pierre Vidal-Naquet, Paul Thibaud fait partie du comité de rédaction de Vérité. Liberté. Un an avant, le 6 septembre 1960, ce même journal a publié le Manifeste des 121 sur « le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie. »
[3]. « Appel au peuple français », Front de Libération Nationale. Fédération de France, p. 1. (Archives personnelles.) Reproduit avec d’autres documents importants – dont des extraits du numéro précité de Vérité. Liberté - in O. Le Cour Grandmaison (dir.), Le 17 octobre 1961. Un crime d’Etat à Paris, Paris, La Dispute, 2001, p. 208 et suiv.
[4]. Vérité. Liberté, op. cit. , p. 7.
[5]. Membre des Forces Françaises Libres, pendant la Seconde Guerre mondiale, A. Moscovitch (1911-1998) fut notamment conseiller municipal à Paris de 1947 à 1966. Entre 1958 et 1959, le secrétaire général de l’Union pour la nouvelle République (UNR) n’est autre que Roger Frey qui fut, par la suite, ministre de l’Information puis ministre de l’Intérieur (1961-1967) au moment des massacres du 17 octobre. Il termine sa carrière comme président du Conseil constitutionnel (1974-1983).
[6]. Vérité. Liberté, op. cit. , p. 1.
[7]. P. Péju, Les Harkis à Paris et Ratonnades à Paris, François Maspero, 1961, réédités en octobre 2000 aux éditions La Découverte.
[8]. Rappelons que grâce à l’obstination du magistrat Louis Joinet, une convention internationale, ratifiée par la France puis entrée en vigueur le 23 décembre 2010, fait de la disparition forcée un crime contre l’humanité. Trois ans plus tard, le Code pénal reprend cette qualification – art. 211-1- et définit ladite disparition dans l’article 221-12.
[9]. « M. Roger Frey s’affirme décidé à “appliquer une véritable politique de défense de l’ordre public”. », par André Ballet, Le Monde, 16 octobre 1961. Cette citation est reprise par la Fédération de France du FLN, dans sa « Déclaration sur la répression et les mesures policières dans la région parisienne » en date du 17 octobre 1961. (Archives personnelles.)
[10]. Rapport sur les archives de la Préfecture de police relatives à la manifestation organisée par le FLN le 17 octobre 1961, Paris, Ministère de l'intérieur, La documentation française, 1998.
[11]. En octobre 1961, le secrétaire d’Etat chargé de l’Information est Christian de la Malène qui occupe cette fonction sous l’autorité du Premier ministre Michel Debré.
[12]. Jean-Michel Mension, Le Temps Gage, Paris, Agnès Viénot Editions, 2001.
[13]. Voir l’ouvrage pionnier de Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris : 17 octobre 1961, Paris, Seuil, 1991 puis Octobre 1961 : un massacre à Paris, Paris, Fayard, 2001 et notamment Linda Amiri, La Bataille de France : la guerre d’Algérie en métropole, Paris, R. Laffont, 2004, Jim House et Neil MacMaster, Paris 1961 : les Algériens, la terreur d’Etat et la mémoire, Paris, Tallandier, 2008 et Fabrice Riceputi, Ici on noya des Algériens, Paris, Le Passager clandestin, 2021.
[14]. En ce qui concerne le nombre de victimes, on peut lire, dans le numéro précité de Vérité-Liberté, le passage suivant : « Les services de l’inspection générale de la police estiment à cent quarante le nombre de morts à la suite de la manifestation du 17 octobre. » op. cit. , p. 7. (Souligné par nous.) La version officielle, présentée par le ministre de l’Intérieur au Sénat le 31 octobre 1961, est : 6 morts et cent trente-six blessés. Quant à D. Mandelkern, il s’en tient dans son rapport à quelques dizaines. De même, l’historien Jean-Paul Brunet, Police contre FLN. Le drame d’octobre 1961, Paris, Flammarion, 1999. Comme le rappelle P. Vidal-Naquet, ce livre repose sur la consultation exclusive des archives de police, de la Justice et de l’Assistance publique. « Aucun témoin algérien n’a été interrogé. » Curieuse méthode, pour le moins.
[15]. Confère l’article premier de cette loi qui est ainsi rédigé : « La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l'œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d'Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française. » Rappelons que ce texte législatif n’a jamais été abrogé et qu’il fait donc toujours partie du droit positif français.
[16]. Cf. M. Gallo, FIER d’être Français, Paris, Fayard, 2006. Auteur de Pour en finir avec la repentance coloniale (2006), l’historien Daniel Lefeuvre condamne tous ceux qui disent qu’en Algérie « la France s’est mal conduite. » Réforme, n°3194, 12-18 octobre 2006. Le 18 novembre 2005, Alain Finkielkraut déclare au journal israélien Haaretz : « Actuellement on enseigne l’histoire coloniale comme une histoire uniquement négative. On n’enseigne plus que l’entreprise coloniale avait aussi pour but d’éduquer, d’apporter la civilisation aux sauvages. On n’en parle que comme une tentative d’exploitation, de domination, de pillage. » (Souligné par nous.) Depuis, il a été rejoint dans ce combat pour le moins douteux par le chroniqueur Eric Zemmour qui a publiquement défendu le général Bugeaud et les massacres perpétrés par l’Armée d’Afrique qu’il commandait lors de la conquête de l’Algérie dans les années 1840. Deux fois condamné pour propos racistes et incitation à la haine raciale, E. Zemmour affirmait, le 23 octobre 2019 sur la chaîne CNews : « Quand le général Bugeaud arrive en Algérie, il commence à massacrer les musulmans, et même certains juifs. Eh bien moi, je suis aujourd’hui du côté du général Bugeaud. C’est ça être Français !» Quelques semaines plus tard, réagissant à cette péroraison, le Conseil supérieur de l’audiovisuel a estimé qu’elle pouvait être perçue comme la « légitimation de violences commises par le passé à l’encontre de personnes de confession musulmane mais aussi comme une incitation à la haine ou à la violence à l’égard de cette même catégorie. » Délicate formulation. Soyons plus précis : cette saillie obscène relève de l’apologie de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.
[17]. Le 13 juin 2000, le socialiste Jean-Jacques Queyranne, alors secrétaire d’Etat à l’Outre-mer dans le gouvernement de Lionel Jospin, répondait ainsi à la sénatrice D. Bidard-Reydet, qui venait de l’interpeller sur les massacres d’octobre 1961 : « un travail important de recherche a été effectué ; il a permis de progresser dans la révélation de la vérité. » Après avoir cité les rapports Mandelkern et Géronimi, le même conclut par cette affirmation péremptoire conforme à la doxa républicaine adoptée par le Parti socialiste : « En revanche, il n’est pas juste de demander à la République de reconnaître dans ces événements la responsabilité d’un crime qu’elle aurait perpétré. Cela reviendrait à admettre que la République a voulu les tragédies qui ont accompagné ces manifestations. Ce serait absurde. »
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