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Le charisme n’est pas une qualité personnelle


Un exemple suffit à montrer comment sont fabriquer les « grands ». Cela ne tient pas à leur rayonnement. Cela tient aux dispositifs et aux croyances malheureuses qui nous font les hisser au sommet en nous rabaissant.

29 avril 2017. Bercy. Meeting d’entre-deux tours de Nicolas Sarkozy. Des dizaines de milliers de fans l’acclament. Luc a les larmes aux yeux. Luc est commerçant, cinquante-huit ans, marié, trois enfants, croyant. « Ce que j’ai, je l’ai gagné, dit-il, sans rien, en bossant, je me suis fait tout seul par mes mains, pas comme ces assistés. » Luc et Nicole, sa femme, ont la chair de poule. Luc dit : « Nico, je donnerai tout pour qu’il passe, il est comme nous, comme nous, j’aurai cru que c’était moi qui parlais ; lui, il la comprend, la France, c’est la France, c’est tout, et t’as vu ce monde, les pointures avec lui. » Nicole dit : « Sarko, c’est du charisme pur, il rend électrique, cet homme. »

Ce jour-là, « Nico a fait le job », costume impeccable, comme attendu pour un président. À ses côtés, le consacrant extraordinaire, des artistes (Johnny, Bigard, Salvador, Macias, Genest…), des cautions morales (Simone Veil, André Glucksman), des sportifs, des patrons, et tous les ténors de son parti, toutes générations confondues, qui depuis des mois célèbrent sa force parce qu’il contrôle leurs futures carrières. D’année en année, Nico et sa team ont su liquider les concurrences (Chirac, Villepin, Borloo, Juppé, etc.). Nico est sur scène. Virevoltent les sunlights sur une musique qui chauffe, avec les jeunes UMP chapitrés pour qu’ils crient euphoriques son nom à tue-tête. Puis les projecteurs se centrent sur lui seul, et silence. Sur lui, la lumière, la foule amassée dans l’obscurité, muette. À lui seul, le son autorisé. Et, dans ce spectacle qu’ont fabriqué « boîtes de com’ » et metteurs en scène (Farrugia est là), le voici toute lumière, la lumière coule sur lui, coule de lui.

Il déploie une voix d’homme, de « vrai mec ». Il tonne des colères (contre les assistés, les profiteurs du travail des autres, les bobos). Il jure de donner plus à ceux qui bossent, qui respectent l’ordre, aux familles, aux « gens biens ». Il sue, « et nous aussi, on arrête pas d’en suer », dit Luc. Il a des tics d’énervements, des fautes de français, « tu crois qu’on n’est pas énervé contre les jeunes cons qui glandent au lieu de bosser et se tenir à carreau », dit Nicole, au travail depuis l’âge de seize ans. « C’est sûr, j’ai pas glandé à l’école, à savoir causer des trucs qui servent à rien. »

Sarko, c’était du charisme pur ? Oui. À cet instant, il en cumule tous les ingrédients, depuis longtemps repérés par Max Weber. Weber explique que l’impression du charisme ne tient pas juste aux qualités intrinsèques d’une « personnalité » d’exception. Le charisme provient d’abord de la capacité qu’a acquise cette « personnalité » d’exprimer, avec légitimité et autorité, les espoirs, les déceptions, les angoisses, les valeurs, les modes de vie valorisés, propres à un groupe social. Lequel, ainsi, se reconnaît en ce « représentant », se trouve par lui légitimé, tellement en communion avec lui qu’il en devient infiniment reconnaissant.

Le charisme advient lorsqu’un groupe reconnaît la grandeur d’une « personnalité » qui travaille, excellemment, à se faire reconnaître comme expression par excellence de ce groupe. Max Weber le souligne : « le charisme trouve la source de son efficacité dans la croyance des dominés (…) la reconnaissance par les dominés est le facteur originellement décisif »[1].

Le charisme est également le fruit d’un long travail plutôt qu’une qualité intérieure, « une autorité toute personnelle ». Travail, ici, pour discréditer les concurrents (affaire Clearstream, etc.), travail pour construire et ordonner des équipes, qui s’espèrent boostées grâce à leur fidélité à celui qu’elles célèbrent leader. Travail, en coulisse, pour persuader des investisseurs d’un retour sur investissement en cas d’élection. Ici, L’Oréal, Pinault, Accor, Peugeot, Capgemini, Barrick Gold Corporation, Weatherford, Goldman Sachs, les banques Worms, Pasche, HSBC, ou les Mulliez (propriétaires d’Auchan)… Lesquels dégagent des fonds abondants pour que soient payés des sondages, des articles de presse et des scénographies par lesquels le leader fabriqué, sous les vivats du public reconnaissant, sortira leader maximo, grand prêtre des causes jugées essentielles par le public qui l’applaudit. Comme l’observe Pierre Bourdieu, la reconnaissance d’une « grandeur individuelle » est production collective, elle tient à la réussite d’entreprises collectives, dans un espace de relations déterminé (ici, le champ politique), historiquement structuré[2].

Alors, pour tous ces motifs, pour ceux qu’ainsi elle enchante et charme, la « personnalité » semble si puissamment désirable, remarquable, indispensable, débordante d’attraits.

Mais en d’autres cas, comme l’analyse Annie Collovald concernant Jacques Chirac, la production de la « grandeur » ne provient pas seulement des « liens enchantés qui unissent des groupes soutiens au héros proclamé »[3]. Le champ politique est un champ de luttes, la « centralité » de Jacques Chirac résulta très fortement des activités de ses adversaires, développées contre lui : plus ils l’ont critiqué, plus ils ont tenté de le discrédité, plus ils se sont activés pour l’éliminer, et plus ils ont fait apparaître Chirac comme une « personnalité » politique centrale. Chaque fois, ils ont fait exister davantage celui que, précisément, ils cherchaient à récuser[4].

Les chefs tiennent leurs puissances et leurs légitimités, non pas de leurs qualités personnelles, mais des mécanismes de sélections sociales qui « grandissent » certains individus en même temps qu’ils en abaissent tant d’autres. Les chefs n’existent pas en tous lieux, de tout temps. Les dominations qu’ils exercent procèdent des dépendances sociales et des garanties symboliques qui font croire en leur nécessité, qui assurent leurs capacités de violence, et qui les dotent en fortes rétributions.

Les formes des « chefferies », et les modes d’accès aux chefferies, diffèrent selon les sociétés, mais aussi à l’intérieur d’une même société[5]. Et donc à l’intérieur de la nôtre. Quoi de semblable entre un patron du CAC 40, un patron d’une petite entreprise en monde rural[6], un chef de parti, un chef de cuisine étoilé ? Ni les « avoirs », ni les savoirs et savoir-faire nécessaires pour obtenir le titre, ni les circuits de consécration, ni les réseaux d’alliances opportunes, par exemple.

Toutefois, beaucoup de chefs tirent leurs pouvoirs (pouvoirs d’influer fortement sur les actions, les façons de voir et les conditions d’existence, pouvoirs d’empêcher, pouvoir d’organiser et de faire advenir) de quelques mécanismes sociaux assez homologues.

Car l’acquisition et la conservation des positions de chefs résultent d’au moins cinq processus :

  1. travailler à s’approprier un certain volume de capitaux (d’espèces diverses) et de « relations[7] », ainsi que de savoir-faire, qui valent hautement dans les « sociations[8] » propres aux espaces d’activités et de relations particuliers, historiquement structurés, que l’on s’emploie à dominer ;

  2. travailler à conquérir des positions éminentes dans le champ de luttes où il s’agit de « cheffer », ce qui impose de se placer « en situation » d’éliminer, avec les forces ad hoc, les « entreprises rivales », pour y gagner un rang doté de prestige et de « moyens de faire ou de faire faire[9] » ;

  3. des rites d’institution[10] consacrent alors les chefs en les distinguant, les légitimant et en les « ordonnant » « chefs » (les concours scolaires, ou les élections, par exemple, ou bien les nominations – obtenir deux étoiles au Michelin pour un chef cuisinier) ;

  4. tout ceci aurait été impossible sans la constitution de communautés de « croyants[11] » ou « d’obligés à reconnaître » la valeur des capitaux détenus par les chefs et la validité des rites d’institution qui séparent les chefs des non-chefs ;

  5. et rien ne durera sans un travail permanent pour perpétuer ce qui fonde la position d’autorité : produire et reproduire les systèmes de classement qui grandissent l’autorité instituée ; consolider les frontières de son « pré-carré » ; écarter (invalider, interdire, décourager) en continu des concurrents éventuels[12] ; entretenir la valeur de ses capitaux propres ; éviter leurs dévaluations alors que changent les situations et les hiérarchies dans le champ du pouvoir ; servir toujours suffisamment ses « clients » et ses « patronnés[13] » (ceux dont les chefs se servent et s’autorisent pour asseoir leurs dominations) ; par exemple…

Lexique de désenfumage

Sociation : « relation sociale fondée sur un compromis d’intérêts ou sur une coordination d’intérêts et motivée rationnellement, en valeur ou en finalité », selon Max Weber.

Rites d’institution : les rites d’institution (le concours scolaire ou l’élection, ou bien l’investiture du chevalier ou du président de la République, ou encore la cooptation comme associé gérant d’une grande banque, par exemple) consacrent, légitiment et font reconnaître une distinction, une frontière, entre les « élus » (qu’ils constituent tels) et les autres. Ils transforment la vision que les personnes « investies » ou « élues » se font d’elles-mêmes en même temps qu’ils modifient les visions que les autres se font des « investies » ou des « élues » (en obligeant au « respect » notamment).

Violence symbolique : processus qui permet aux dominants d’extorquer la soumission des dominés, sans violence physique apparente, en les infériorisant de manière répétée (en famille, à l’école, au travail, dans les médias, etc.). À force d’être « rabaissés », diminués, humiliés, les dominés intériorisent et incorporent une vision dégradée de ce qu’ils sont. Cette violence dissimulée engendre la honte de soi et des siens chez ceux qui la subissent. Elle les force ou dispose à accepter la place qu’ils occupent dans la société et à adhérer à l’ordre social tel qu’il est.

Intériorisation : processus par lequel les manières de penser et de faire d’un groupe social sont apprises et deviennent une disposition quasi réflexe qui oriente durablement les façons de voir et les comportements des personnes. L’intériorisation joue un rôle essentiel dans le processus de socialisation qui forme et transforme les individus selon les positions qu’ils occupent dans l’espace social.

Incorporation : processus par lequel les normes sociales intériorisées transforment les réactions et les attitudes du corps. La conscience ne contrôle ni ces expressions du corps liées à des émotions (rougir quand on a honte, suer quand on a peur, etc.), ni les habitudes durables prises par le corps (les manières de se tenir ou de marcher, par exemple).

Pouvoir : relation sociale inégalitaire qui permet à un individu ou à un groupe d’influer sur les conditions d’action, les façons de voir et de faire d’un autre individu ou d’un autre groupe.

[1] Max Weber, La domination, Paris, La Découverte, 2013 (1908-1920), p. 292

[2]Voir Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique. Cours au Collège de France (1990-2000), Paris, Seuil/Raisons d’Agir, 2013

[3]Voir Annie Collovald, Jacques Chirac et le Gaullisme. Biographie d’un héritier à histoires, Paris, Belin, 1999, p. 278

[4] Ibid, p. 151

[5]. Par exemple, pour une analyse fine des différences entre le commandant Massoud et le mollah Omar en Afghanistan, voir : Gilles Dorronsoro, « Charisme », in Hélène Michel, Sandrine Lévêque et Jean-Gabriel Contamin (dir.), Rencontres avec Michel Offerlé, Éditions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2018.

[6]0. Sur ces différences, voir : Michel Offerlé (dir.), Patrons en France, La Découverte, Paris, 2017.

[7]. Par exemple, sur la cumulation des relations qui permirent à Emmanuel Macron de se muer en chef de parti, voir : François Denord et Paul Lagneau-Ymonet, « Les vieux habits de l’homme neuf », Le Monde Diplomatique, mars 2017 ; et Juan Branco, Crépuscule, Au Diable Vauvert, Vauvert, 2019. En analysant les trajectoires de François Pinault (groupes Kering, Artémis), Marcel Dassault (Groupe Dassault), Bernard Arnault (LVMH), Claude Bébéar (Axa), Vincent Bolloré (Vivendi), Ingvar Kamprad (IKEA), Sam Walton (Wal-Mart), untout autre secteur d’activité est travaillé par Michel Villette et Catherine Vuillermot, autour de la question : comment devient-on un grand « homme d’affaires » ? Voir : Michel Villette et Catherine Vuillermot, Portrait de l’homme d’affaires en prédateur, La Découverte, Paris, 2005.

[8]. Sur les façons dont les dirigeants sont modelés par les relations sociales qui prévalent dans les organisations qu’ils « cheffent », voir, pour ne citer que deux exemples : Miche Offerlé, Les Patrons des patrons. Histoire du MEDEF, Odile Jacob, Paris, 2013 ; et, sur les dirigeants communistes « thoreziens », Bernard Pudal, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Presses de Sciences Po, Paris, 1989.

[9]. Norbert Elias utilise le concept de « force au jeu ».

[10]. Pour l’analyse des rites d’institution, voir : Pierre Bourdieu, « Les rites d’institution », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 43, juin 1982.

[11]. Voir : Claire Le Strat et Willy Pelletier, La Canonisation libérale de Tocqueville, Syllepse, Paris, 2006.

[12]. Par exemple, pour reprendre l’exemple des dirigeants communistes, Bernard Pudal observe qu’au sein du PCF, des années 1930 aux années 1970, l’assujettissement permanent du personnel parlementaire au nom de l’ouvriérisme et la surveillance suspicieuse des agents au capital culturel élevé, relégués aux échelons intermédiaires du parti, protégeront longtemps la direction contre toute entreprise rivale d’accumulation d’autorité Cela d’autant que le centralisme démocratique assure la fermeture organisationnelle et garantit la domination d’un groupe dirigeant qui ne cesse de maîtriser les opérations de légitimation. Voir : Bernard Pudal, op. cit.

[13]. Voir notamment : Annie Collovald, Jacques Chirac et le gaullisme. Biographie d’un héritier à histoires, Belin, Paris, 1999.


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