Paru dans les Inrockuptibles, octobre 2023
Infatigable militante féministe ayant œuvré au sein d’associations (Osez le féminisme, Nous Toutes) comme en politique (au sein du Parti de Gauche, qu’elle a quitté après ce qu’elle a décrit sur son blog comme une campagne de harcèlement moral en interne), Fatima-Ezzahra Benomar a aussi fondé l’association Les Effronté·es et publié un livre, Féminisme: la révolution inachevée en 2013. Plus récemment, elle a participé à l’ouvrage collectif Foutues pour foutues – trente histoires de la justice faite aux femmes, et préside l’association Coudes à coudes, qui oeuvre pour la convergence des luttes antiraciste, féministe et anticapitaliste. Elle revient sur son intense décennie féministe.
Quelles avancées féministes t’ont le plus marquée?
Le débat posé dans la société française sur la question du consentement a été à mes yeux un grand tournant. Il est notamment parti de la position particulière des victimes mineures. Après Le Consentement, le livre de Vanessa Springora, l’opinion publique et le traitement médiatique se sont enfin retournés en 2019 contre Gabriel Matzneff, après de longues décennies où la société refusait de réfléchir à la façon dont il fallait caractériser les conditions d’un consentement libre et éclairé. Cela a aussi remis en question le consensus déplorable autour de l’affaire Polanski, selon lequel il était possible que sa très jeune victime, âgée de moins de 14 ans face à un adulte de plus de 40 ans qui l’a isolée, tenté de la droguer et violée, ai consenti. Ce tournant a imposé, par son rapport de force, une loi imparfaite mais significative, la loi Billon, dans le cadre d’un débat houleux avec les magistrat·es très attaché·es au “cas par cas”. L’affaire du “viol de Pontoise” a néanmoins fortement ému l’opinion publique, grâce à la mobilisation des associations féministes et enfantistes. En effet, le parquet de Pontoise poursuivait un suspect âgé de 28 ans pour “atteinte sexuelle” suite à des rapports sexuels avec une enfant de 11 ans, soit un simple délit qui sanctionne une relation sexuelle entre un adulte et un mineur consentant. Tout le monde a semblé découvrir qu’en France, il n’y avait pas d’âge minimum du consentement.
Et quels reculs?
Il y a comme un parfum de backlash, dont les relents se sont fait sentir dès les premiers pas de #MeToo à travers la fameuse tribune dans Le Monde pour “la liberté d’importuner” les femmes. Quand l’affaire Hulot a éclaté en 2018, une sorte d’unanimité médiatique a considéré que décidément, #MeToo était allé trop loin, ce dont s’était d’ailleurs déjà plaint l’avocat Eric Dupont-Moretti, aujourd’hui ministre de la Justice, considérant qu’il était acceptable que des hommes puissants proposent des “promotions canapé” à des actrices, que ce n’était pas là des violences sexuelles. Je n’accable pas tous les médias en parlant d’unanimité médiatique, c’est d’ailleurs par la voix cathodique d’Envoyé spécial que l’opinion finira majoritairement par croire les victimes de Hulot, convaincue par leur nombre et la force de leurs témoignages. En matière de backlash, le monde politique fut, sans surprise, le plus retors. Quand le député Eric Coquerel a été mis en cause pour harcèlement et agressions sexuelles, son mouvement politique, La France Insoumise, a immédiatement fait bloc autour de lui et tenté de discréditer la première plaignante qui a témoigné à visage découvert. Fait d’autant plus choquant de la part d’un mouvement se définissant comme allié des luttes féministes, et que nous avions vu à nos côtés dans nos rassemblements pour réclamer les démissions des ministres Abad et Darmanin, accusés de viol. Le pire fut atteint au moment de l’affaire Quatennens, député insoumis condamné pour violences conjugales. Le mouvement soutiendra son camarade de toutes ses forces et mettra à sa disposition les moyens du parti, et notamment sa communicante Sophia Chikirou, pour organiser sa défense médiatique.
Quel est ton / tes film·s féministe(s) de la décennie?
Je garde un souvenir très ému du film turc Mustang, sorti en 2015, tant par la force du sujet abordé que par la qualité de la mise en scène et du jeu des actrices. La forme du conte contemporain dépeignant la prison du patriarcat peut être artistiquement un pari périlleux. Il fut magistralement remporté. Souvent, les films engagés ont des allures de tracts maladroits. Ici, l’œuvre l’a emporté sur le manifeste pour la libération des femmes.
Et ton / tes livres féministe(s) de la décennie?
Le dernier livre de Titiou Lecoq, Le Couple et l’argent, s’inscrit dans la lignée de la longue production théorique qui démontre que l’hétérosexualité est d’abord un système économique basé sur l’exploitation du travail gratuit ou déprécié des femmes, dans la sphère dite privée. Dedans, l’autrice analyse les statistiques sur les rapports inégaux des femmes et des hommes en “ménage” quant à l’argent que chacun·e est amené à dépenser, ou à accumuler. Elle désamorce encore une fois l’idée reçue selon laquelle le couple serait de fait un concept de solidarité entre deux personnes qui s’assemblent et se renforcent ensemble, à cause du tabou qui couve les questions financières, pas très glamour à aborder. J’ai aussi envie de citer Le Génie lesbien, pour souligner à quel point l’accueil malhonnête qui en a été fait dans un premier temps, à base d’extraits décontextualisés et d’attaques personnelles à l’encontre de son autrice Alice Coffin, est révélateur de misogynie et de lesbophobie crasse. Notons tout-de-même le mea culpa de Laurent Ruquier qui a reconnu publiquement, sur France 2, s’être laissé influencer par la polémique, avant de découvrir que le livre n’avait rien de scandaleux, qu’il avait appris beaucoup de choses en le lisant, et qu’il l’avait beaucoup fait réfléchir.
Quelles personnalités féministes t’ont le plus inspirée?
Outre le cas de Nicolas Hulot, qui a sévi dans le cadre de ses activités journalistiques, il y a aussi eu l’affaire PPDA, autre présentateur télévisé. Les deux étaient des stars absolues. Le premier, présentateur de l’émission grand public Ushuaïa, a même fini ministre de l’Écologie pendant quelques mois. L’autre a été la marionnette des Guignols incarnant ainsi LE présentateur de JT incontournable par excellence. J’ai donc une pensée pour les victimes dont je connais personnellement un grand nombre, et dont certaines ont fondé #MeTooMedia pour se battre contre toutes les violences sexistes et sexuelles auxquelles sont confrontées les femmes journalistes, pigistes, présentatrices etc. Elles ont ainsi pris la relève du collectif Prenons la Une, fondé presque dix ans plus tôt sur le même thème, en 2014. Parmi elles, j’ai une tendresse particulière pour la présidente de l’association, Emmanuelle Dancourt, qui est aussi un trésor de gentillesse et de sensibilité, et un bel exemple inspirant de combativité.
Pour toi, quel est le mot de cette décennie féministe?
Je dirais justement le mot “mot”. Nous avons su imposer notre champ lexical: “charge mentale” et non “maniaquerie féminine”, “harcèlement de rue” et non “drague lourde”, “féminicide” et non “crime passionnel”, “écriture inclusive” et non “le masculin l’emporte”… nous sommes venues armées de mots cultivés dans nos productions théoriques, afin de contrecarrer le paradigme misogyne ambiant, planté par les clous des mots ennemis. Eux-aussi, pour se défendre, nous ont envoyé d’autres mots à la figure en retour, comme le mot “wokisme”.
Quels sont les défis féministes à relever ces 10 prochaines années?
La constitutionnalisation des droits fondamentaux, notamment le droit à l’avortement. La liberté de penser et de construire son identité de genre, dans la diversité réelle qui existe, mais qui est toujours opprimée par la binarité. L’éducation antisexiste, sexuelle et affective, au consentement et à l’empathie, ce qui implique donc la formation du personnel de l’Éducation Nationale. De nouvelles lois protectrices contre les violences sexistes et sexuelles dans les fédérations sportives, les tournages de cinéma, le monde des médias ou de la politique, les lieux chargés en enjeux de pouvoir.
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