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Ils ont aucune idée de nos vies

Tribune L'Humanité, 6 mars 2023

Willy Pelletier, sociologue à l’université de Picardie

Chaque matin pareil, thermos café, tupperware du midi, 4h30. À 5h récupération du collègue à Château-Thierry ; 8 h sur site pour bosser, parfois avant. Bruno est soudeur. Sur des conduites de gaz compliquées. Souvent appelé pour des réparations d’urgence. Une mini erreur, l’explosion. Deux copains à lui sont morts comme ça, les mecs en bouillie, « l’intestin qui sort du bide et le gars qui hurle, t’oublie pas quand t’as vu ça » dit Bruno. Il a 59 ans. Au matin il se lève épuisé, il dort mal, trop de pression H24 en soudure. Et la route, des fois 5h de route, car les chantiers sont sur toute l’Ile-de-France. Annie sa femme part à 6h, ouvrière dans une conserverie. Ils ont acheté une maison, c’était leur rêve, un peu de terrain pour que jouent le dimanche les filles de leur fille. Ils pensaient en profiter à plein, et maintenant assez vite. Parce qu’ils ont bossé la vie entière, commencé à 20 ans, et que ces dernières années c’est trop dur, le corps récupère plus. Ils pensaient profiter de Cléo, de Luce, leurs petites-filles. Leur fille et son copain auraient pu partir en vacances alors. Ils travaillent en champignonnières. Annie et Bruno sont jamais partis en vacances. Ils pensaient aussi qu’ils pourraient s’occuper mieux du père d’Annie, Alzheimer. Alors Bruno est là, à Compiègne, on est 10 000 manifestants, c’est la première fois qu’il fait grève, jamais il a manifesté. Il dit « encore 5 ans de boulot crevant comme ça, pareil pour Annie, on éclate c’est mort, avec tous les efforts qu’on a faits déjà, c’est pas vrai, ceux qui font cette réforme, ils ont aucune idée de comment on vit ».

Oui. Ce n’est d’ailleurs pas leur problème à ces députés qui votent cette réforme, et aux membres des cabinets ministériels. Eux, s’achètent déjà des assurances privées qui permettront la retraite quand ils veulent.

Souvent venus « des beaux quartiers », ils passent leurs vies parmi leurs semblables. Ils ont été sélectionnés par eux, au travail ou en amour. Ils ne connaissent aucun ouvrier, aucun employé, aucun technicien.

Leurs emplois du temps les cannibalisent : pas un tête-à-tête où ne pas assurer son rôle, et corseté dans ses contraintes, le tenir ferme, un remous perpétuel.

Des assistants, secrétaires, chauffeurs, « N-1 », nounous, les protègent, les allègent, les servent. Les tâches ordinaires sont déléguées presque toutes : les transports, les courses, nettoyer...

Enfermés dans des buildings bouclés, ils naviguent d’étages réservés en réunions ou repas d’affaires, et décompressent avec leurs semblables.

Les peines, les budgets qui serrent la gorge, les fureurs, les emmerdements des salariés « d’en bas », sont d’un autre univers. Et pas leur problème. Il est tout autre leur problème : avancer dans la carrière en écrasant leurs concurrents directs, en dégageant plus de cash qu’eux (par des dispositifs qui plaisent aux patrons).

Ils interdisent les jours les plus heureux de nos retraites méritées mais ne savent pas ce qu’ils vont faire endurer.

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